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Éditorial

François Hüe

 

I.— Parcs et Réserves

Parmi les problèmes qui se présentent à la protection de la nature, un des plus actuels, des plus urgents est celui des futurs « parcs » qui sont en voie de création à travers notre pays. Non pas que l’idée en soit nouvelle, non pas que certaines réalisations n’aient déjà vu le jour, mais subitement sous l’impulsion en particulier de l’aménagement du territoire de nombreux projets de parcs ont été élaborés. Tous nos moyens d’information ont été alertés et tous les Français en ont entendu parler. Inévitablement et surtout parce que nous sommes en France chacun de nous a interprété cette vulgarisation selon son optique personnelle, ses goûts ou son tempérament. Des colloques souvent d’une haute élévation de pensée ont permis de confronter des points de vue qui ont nettement dégagé combien ces parcs étaient nécessaires et souhaités. L’idée était bonne et le grand public sentait depuis longtemps que la nature ne supporterait peut-être pas notre démographie galopante ou du moins que cette démographie réclamait des aménagements. Dans ce bouillonnement d’idées et d’intentions il a fallu proposer des règles, fixer des objectifs et là toutes les disciplines qui ne se heurtent nullement sur l’idée fondamentale et première ont dû réfléchir. Pour les réalisations on s’est vite aperçu que des difficultés surgissaient à chaque pas selon que votre optique était celle d’un urbaniste, d’un sociologue, d’un agriculteur, d’un chasseur, d’un écologiste, d’un aménageur, etc... etc... etc..., car les spécialistes eux-mêmes se divisaient presque à l’infini. Fallait-il renoncer? Fallait-il se battre ? Certainement pas. Il fallait d’abord discuter, essayer de se comprendre, proposer des solutions, mais bien poser au départ que les bonnes volontés de chacun étaient parfois contradictoires et qu’un compromis serait difficile. La tâche sera rude.

Je me propose donc aujourd’hui d’exposer à travers le problème des parcs (en n’engageant que ma modeste personne) les réflexions d’un protecteur de la nature vue par un naturaliste. Je ne peux écrire écologiste, car ma bonne volonté ne remplace pas mes insuffisances.

Pour s’entendre il faut parler le même langage et si l’ésotérisme de certaines disciplines peut paraître souvent hermétique ce n’est pas celui-là qui m’effraye. Ce sont surtout les définitions, mots très simples, très généraux auxquels nous accordons des sens différents, ce qui rend toute discussion impossible dès la base. Et le premier de ces termes est le mot « nature ».

La Nature, quelle diversité d’interprétations ! Zola était un naturaliste, X... ne s’intéresse qu’à la nature humaine, Y... n’est pas naturel, Z... chasse parce qu’il aime la nature, tel autre ne chasse pas parce qu’il aime la nature, les poètes du XVIIe n’ont pas compris la nature... Combien de poncifs que nous égrènerions comme une litanie !. Il nous faut donc pour défendre celle dont nous parlons, la qualifier davantage, et effectivement nous lui accolons souvent une épithète telle qu’humaine, sauvage, et bien d’autres. Cela dit, puisez avec les exégètes dans l’arsenal des définitions et choisissez celle qui vous convient.

Et là cette imprécision peut devenir dangereuse quand on affirme que les parcs vont protéger la nature. Certes, c’est vrai. Mais quelle nature ? Voyons un peu.

Prenons un exemple. Une belle forêt a survécu. A l’heure actuelle elle déploie un luxe de frondaisons et aux beaux jours jusqu’à l’automne elle n’est parcourue que par de rares privilégiés car elle n’est pas d’un accès commode, aucun restaurant dans ses clairières, aucune distraction aux alentours.

En outre cette forêt est peu recommandable. Les rares humains qui la parcourent affirment y avoir vu des animaux étranges et inconnus dont l’anonymat les inquiète; dans le ciel de gros oiseaux décrivent des orbes, dans les taillis des bruits de fuites, sur le sol des empreintes indéterminées; pourtant çà et là de charmantes fleurs les rassurent et des chants les tranquillisent. Un philanthrope décide tout à coup de dévoiler à ses contemporains les charmes négligés de ces bois trop longtemps déserts. Une route goudronnée mènera à une charmante auberge, des chevaux fringants galoperont dans les sentiers, des jeux collectifs animeront ce silence, des musiques individuelles démontreront la diversité des mélomanes. Cette forêt qui ne servait à rien est enfin connue, admirée pour le plus grand bien de nos poumons et de nos fins de semaine. Parallèlement quelques autres voix se sont tues, quelques ombres ne laissent plus de traces légères sur les sentiers mieux aménagés et chose étrange le ciel s’est vidé. Le philanthrope a-t-il eu raison? Et je réponds pour vous oui et non.

Oui, car il est ridicule d’aller contre son époque. Nous sommes tous responsables (plus ou moins quand même) de cette démographie, de cette explosion. Nous les avons créées, nous ne pouvons plus les contenir. En plus nous n’avons rien prévu et nous avons entouré nos termitières d’une ceinture fumante. Il faut bien abandonner aux urbains des zones où ils pourront retrouver un air moins vicié. Ce qui est plus étonnant mais peut-être veut-on créer un abcès de fixation ? - c’est d’imaginer de les regrouper à nouveau; c’est alors l’instinct grégaire qui prévaut et la crainte de s’ennuyer dans la solitude. Mais il n’est pas question de lutter contre la nature humaine.

Non par contre, si notre philanthrope n’écoutant que son bon cœur n’a pas pris quelques précautions. Admettons que notre homme soit honnête et qu’il ait donc des connaissances générales ou seulement des scrupules, qu’avant de réaliser son projet il se soit renseigné sur les conséquences de sa générosité, qu’il ait rencontré un vieil ami qu’il ne visite que rarement car ce dernier a l’étrange habitude de courir les bois pour en connaître les hôtes et qu’il lui fasse part de son désir parfaitement louable. Or étonnement de notre philanthrope devant la mise en garde de son interlocuteur. «  Certes, dit celui-ci, la forêt est très belle. Elle vaut la peine d’être connue, mais d’une certaine manière, avec certaine précaution. Si vous y déversez la grande foule des dimanches elle sera moins belle, elle sera moins riche car curieusement elle se dépeuplera vite de ses hôtes primitifs et même je vous signale que telle fleur, tel oiseau, tel mammifère a trouvé ici un dernier refuge, une ultime survie. Par excès d’amour, par excès de curiosité l’homme risque de détruire ce qu’il désire conserver. Je vous conseillerai donc de modifier votre projet. De ce qui fut un sanctuaire ne faites pas un boulevard et n’attirez les promeneurs que dans les endroits agréables certes, mais où il n’y a rien à gâcher, ne faites pas le vide pour y entasser plus de monde. Nous aimons tous la nature, mais l’expérience m’a appris que nous l’aimions presque trop. Il nous faut des bouquets, des trophées, des souvenirs. C’est souvent dangereux car nous n’avons pas appris dans notre enfance, nos livres étant alors étrangement muets, suffisamment de notions sur la précarité de nos découvertes dans la campagne. Trop de bruit chasse ceux que nous voudrions observer, on ne dérange pas un nid, on ne cueille pas toutes les fleurs, on ne récolte pas tous les insectes, on ne joue pas avec le feu ».

Et le philanthrope réfléchit. Il a compris que l’emplacement d’un parc demandait une grande prudence, que dans certains cas il valait mieux dissocier le touriste et l’observateur. Il est sans doute dangereux d’attirer trop de monde près d’un sanctuaire qui devrait conserver une grande quiétude.

En réalité la grande diversité des parcs exige des solutions tellement souples qu’elles doivent être nouvelles à chaque création. L’idée d’un parc type avec une zone à urbaniser, une zone à distractions, une zone à protéger intégralement ou non est trop rigide et très rarement les conditions idéales y seraient requises. Il faudra lancer des parcs à vocation humaine mais ne pas craindre de les éloigner de ceux à vocation zoologique ou botanique.

Nous allons vivre sous peu l’expérience contraire puisque la Camargue va confronter les deux tendances. Je ne sais comment le problème sera résolu. Il faut souhaiter que la zone tampon soit assez vaste, et la volonté des promoteurs assez énergique pour concilier tous les points de vue. Par contre en montagne les difficultés d’accès, parfois l’hostilité du milieu sont un obstacle naturel à certains débordements.

Il serait donc souhaitable que certains refuges, certains sanctuaires élevés ou non au rang de parc soit sévèrement sauvegardés. La direction ne devra pas en être confiée à des gens ayant uniquement des qualités d’administrateurs comme pour les premiers, mais qu’en plus de leur autorité naturelle ils aient appris à connaître ceux qu’ils sont chargés de garder soit pour les étudier eux-mêmes soit pour en faciliter l’étude aux gens qualifiés.

Il y a donc un travail d’inventaire pour les naturalistes. Qu’on ne nous dise pas qu’il n’est pas commencé. Qu’on nous dise plutôt qu’on ne les a point lus !. Enfermés dans leurs publications à très petit tirage ces travaux devront être vulgarisés, mis sous les yeux de ceux qui auront les pouvoirs de décision. Nous comprenons très bien que les grandes administrations ne peuvent pas se pencher sur de petits problèmes qui n’intéressent peut-être que peu de gens à l’heure actuelle. Mais j’ai le sentiment le plus profond que si la jeunesse est éduquée et si le courant protecteur qui a déjà commencé s’amplifie chaque année on nous reprochera vite d’avoir péché par démagogie.

Les remèdes que nous proposons peuvent se résumer ainsi : Ne pas attirer la grande foule dans certains lieux inventoriés par les spécialistes afin que ceux-ci puissent y étudier et y sauvegarder une nature sauvage et primitive. Si ces refuges jouxtent un parc à vocation humaine, y prendre des précautions sévères pour que ce voisinage ne soit pas incompatible et de préférence les isoler.

Dans certains cas très particuliers de minuscules réserves doivent être créées pour sauver une espèce résiduelle. Le gardiennage posera de grands problèmes et ces réserves qui n’ont rien à voir avec un parc sauf si elles y étaient incluses ne devront pas être trop nombreuses ni injustifiées. Méfions-nous aussi de nos amis qui voudraient trop protéger.

Il faudrait donc démystifier ce mot «Parc», ne pas vouloir absolument qu’il y englobe une réserve naturelle s’il n’en a pas la vocation. Par contre que certaines portions de notre territoire (en général en dehors des parcs) soient érigées en sanctuaire sauvage comme un témoignage du passé, comme un musée vivant et comme preuve qu’à côté des plaisirs nous acceptons une légère contrainte que notre dignité d’homme nous impose.

Ces réflexions bien sûr n’obligent pas les promoteurs de parcs à négliger tout ce qu’ils pourraient faire à l’intérieur de leurs territoires pour initier et encourager ce goût de la nature qui pourrait être pleinement satisfait dans les réserves que nous souhaitons.

Et nous désirerions donner une dernière recommandation. Lorsqu’on étudie un périmètre de parc et son contenu on n’a le droit de le sacrifier aux entreprises humaines que si l’inventaire ne révèle pas de grandes raretés sauf dans le cas où ces raretés pourraient supporter un contact qui ne leur soit pas préjudiciable. Sinon en abandonner le projet même si d’autres facteurs pouvaient le recommander aux yeux des promoteurs. Mener donc de front parallèlement une politique synchronisée d’aménagement de parcs à vocation soit humaine soit naturelle pour satisfaire le goût d’une majorité et d’une minorité qui dans le temps pourraient être inversées.

Que l’on ne nous dise pas non plus que seuls les parcs à vocation humaine nécessitent un effort national et grandiose. Les grandes choses ne doivent pas être faites au détriment des petites, car on n’est jamais sûr que les petites un jour ne seront pas les grandes.

II.— Projets d’union.

Un second problème est celui de la dispersion de nos efforts. Les nombreux protecteurs, à juste titre, ont tendance à se grouper par régions naturelles et à créer des sociétés locales. L’idée est excellente puisqu’ils connaissent mieux que d’autres les territoires qu’ils désirent sauvegarder et qu’ils contribuent à achever cet inventaire que nous évoquions plus haut. Les seuls dangers sont que certains problèmes généraux peuvent leur échapper, que le manque d’union ne fait pas la force et que leurs voisins risquent d’ignorer les solutions qu’ils ont trouvées. Parfois les violons sont désaccordés et avec les meilleures intentions les protecteurs peuvent alors se gêner les uns les autres, ou en donner l’impression.

Cette remarque s’applique aussi aux associations spécialisées qui ont pour but la sauvegarde de l’une des composantes de la nature: plantes, oiseaux, poissons, etc.

Nous devons travailler en communion d’idées, mais nous devons aussi respecter l’individualisme de chacun. Nous avons beaucoup réfléchi à ce problème à la S.N.P.N. Le désir d’indépendance que manifeste la plupart des associations doit être respecté et nous ne pouvons envisager avec elles que des liens très souples. Mais le qualificatif de « national » que nous portons, nous donne le devoir de les proposer. D’autant plus qu’au cours de conversations privées et d’échanges de correspondance, le souhait d’un rapprochement nous a été souvent exprimé.

Que peut donc faire et proposer la S.N.P.N. ?

Elle souhaiterait une grande revue générale et nationale dans laquelle des pages seraient réservées à chaque société locale ou à chaque société spécialisée pour y développer ses problèmes. Tout le monde en aurait bénéficié, la revue aurait pu toucher un immense public et ne pas être onéreuse. Quelle diffusion n’aurait pas un « Audubon Magazine » français ?

Nous proposons donc à toutes les sociétés françaises de protection de la nature (qu’elles portent ce titre ou non, mais que leur objectif soit du même ordre) de nous envoyer un compte rendu de leurs activités que nous publierions dans Le Courrier de la Nature dans une rubrique placée sous leur responsabilité. Une plus large diffusion des problèmes locaux peut être bénéfique pour tous. Nous savons qu’un jour ou l’autre, à l’instar de nos amis hollandais, américains et de bien d’autres, nous obtiendrons une large audience et présenterons une meilleure cohésion pour nous faire entendre. Pourquoi ne pas essayer ? Nos amis ont la parole.

D’ailleurs, avant même d’être touchés, certains ont déjà répondu comme on le lira plus loin et nous les remercions très vivement de leur confiance.

 

Publié dans le N° 1-2 1967, du « Courrier de la Nature »